Mission encre noire
Émission du 5 avril 2022
Mission encre noire Tome 33 Tome 379. Le programme double de la femme tuée un recueil de poésie de Carole David paru en 2022 aux éditions Les Herbes Rouges. Pour la plupart de celles et ceux qui lisent pour la première fois un livre de Carole David, le choc est puissant. Dans Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles (2010, Les Herbes Rouges), par exemple, on y croise bien des fantômes. De Sylvia Plath, d’Anne Sexton, de Jacques Chirac à Paul Valéry, des pieuses domestiques à Jean Seberg et son Herald Tribune, beaucoup y partagent une réalité augmentée pas toujours des plus confortable. On y trouve aussi bien l’Amérique du nord comme l’Italie dans ses livres, pays d’origine de sa famille immigrée, dans ce qu’elles ont de banal, de médiocre voire d’effrayant. Dans ce recueil, alors que la canicule estivale écrase Rome, l’écrivaine visite la ville. Dans les rues, à la gare ou au musée, en plein jour comme dans les ténèbres d’un tableau, la capitale déroule ses histoires, ses mille tragédies, son visage de mort au sourire édenté. Comme de fait, ici ou là surgissent une nouvelle fois des fantômes, ces femmes assassinées, violentées, méprisées, que la mémoire populaire a presque définitivement effacé. L’écrivaine s’offre alors un face à face sans concession, à un exercice de mémoire d’outre-punk, à circuler parmi les tombes, les monuments et les mythes fabriqués, comme l’Illustre la page de couverture: un joint se consume dans un cendrier posé sur une image pieuse. J’accueille ce soir, à Mission encre noire, une figure incontournable de la littérature québécoise, Carole David est mon invité.
Extrait:« Indolents, les fils du Caravage/servent des proies liquides/sur des tables/princes déchus à rebours/décorés, indifférents/je les remercie par leurs prénoms/lorsque la nuit arrive/je demeure chaos/ma petitesse est sans bruit»
Pas besoin d’ennemis par Julien Guy-Béland paru en 2022 aux éditions Héliotrope. Une mise en garde ouvre les pages de ce livre :« ici sont abordées des questions liées à la santé mentale, à la toxicomanie, aux violences conjugales et sexuelles ainsi qu’à d’autres violences systémiques.» En fait, ce texte est la résultante de plusieurs démarches de l’auteurice: Trois suivis psychothérapeutiques pour traiter son anxiété sociale, ses dépendances et ses troubles relationnels. L’attente, interminable, parfois, d’une place dans un service d’aide en dépit des coupes budgétaires et autres mesures d’austérité des gouvernements qui a conduit Julien Guy-Béland à prendre la plume. Comme le suggère l'avertissement en tête du livre, le ton est sans concession, voire à fleur de peau. Il n'est donc pas étonnant d'y trouver une charge bien senti contre un système de soins thérapeutiques qui souffre d’un manque de ressources flagrant. Julien Guy-Béland témoigne, le plus honnêtement possible, d’une période de vie de toxicomanie active. Le livre est un brûlot anti système à plus d’un titre, dans son écriture inclusive, dans sa dénonciation des méfaits du capitalisme qui préfère faire du fric au détriment de la santé mentale du plus grand nombre, mais surtout, il propose, une série de confessions douloureuses, un regard transparent sur l’expérience d’une vie marginalisée. Je vous invite à rencontrer ce soir, à Mission encre noire, Julien Guy-Béland.
Extrait:« Février 2021. Evan Rachel Woods, Ashley Walter, Sarah McNeilly, Ashley Lindsay Morgan et Gabriella dénoncent les agressions psychologiques et physiques de Brian Warner, plus connu sous le nom de Marilyn Manson. Ce dernier nie tout. Pourtant, dans son autobiographie publiée en 1998, lui-même décrivait de nombreuses violences commises envers ses conjointes et des fans. «La violence motivée par la haine des femmes est profondément inscrite dans notre culture, et les hommes non seulement peuvent en commettre sans craindre de conséquences, mais leur misogynie leur sert souvent à mousser leur célébrité et gonfler leur fortune. (...) Marilyn Manson n'est que le dernier d'une longue série d'hommes qui étaient plus francs qu'il n'y paraissait.» Nous sommes bien placés pour ne pas être surpris, puisque notre groupe post-hardcore conceptuel, Skip the Foreplay, qui se réappropriait le spires côtés de la culture pop, évoluait dans une scène connexe à Manson. Nous n'avions pas d'informations à propos de ce cas particulier mais it works according to design. Ô, je le savais même à l'époque, que notre projet était wack, même si je me le rationalisais en me disant que notre registre était ironique. J'ai pilé sur mes valeurs pour du pouvoir, en collaborant avec d'autres gens prêts à faire n'importe quoi pour du pouvoir. Le second degré a le dos large. trop de mauvais humoristes nous l'ont rappelé récemment. «Ces gars font ce qu'ils font pour la même raison qui m'a mené en prison: le pouvoir», dit un des roadies de la scène principale du Warped Tour, en référence aux bands pour lesquels il travaille, dans un documentaire filmé l'été où on y a participé.»
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Émission du 5 juillet 2022
Mission encre noire Tome 35 Chapitre 387. Le jeu du rêve et de l’action, étude du roman d’aventures littéraire de l’entre-deux-guerres français par Paul Kawczak paru en 2022 aux éditions Nota bene. Il y a deux ans déjà le roman Ténèbre de Paul Kawczak nous plongeait dans une aventure crépusculaire, envoûtante et gothique. La violence coloniale fait rage au cœur de la forêt impénétrable et menaçante du Congo, un épisode sombre, quasi génocidaire qui a fait 10 millions de mort. Ce roman magistral révèle une affection érudite pour un genre, l’aventure. Le présent essai est la version revue et corrigée d'une thèse de doctorat qui sent le soufre. L'entre-deux-guerre français prends le contre-pied de la production traditionnelle. L'aventure ressurgit chargée de violence et de tension érotique, à cette période, au détour d'un roman français qui l'avait négligé. Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Blaise Cendrars, Joseph Kessel, André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, André Gide et bien d’autres deviennent, sous la plume savante de l’auteur, les personnages clés d’un temps glorieux où le roman d’aventure littéraire supplante le roman d’aventure traditionnel. Avertissement d’usage: il est bien possible que d’Artagnan succombe aux assaut érotiques de Xi Xiao, maître bourreau chinois, personnage fascinant de Ténèbre, ce soir, à Mission encre noire, alors que je reçois, l’auteur, Paul Kawczak.
Extrait:« Ce rapport de l'être de chair à sa propre finitude, rapport exacerbé par le désir d'aller outre sa condition, pose les bases d'un érotisme vers lequel tend toute cette étude. « De l'érotisme, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort», écrit Georges Bataille dans L'érotisme (1957). L'érotisme de Bataille implique une violation généralisée des conditions du vivant et en cela appelle à la violence de la transgression des limites, violence de l'être qui fait violence et se fait violence pour s'éprouver. Violence de l'aventurier. Violence de Don Quichotte, premier aventurier moderne, qui se heurte au monde, à répétition, à la recherche d'une grandeur dont l'absence lentement tue. Le roman moderne, avec Don Quichotte, a établi son acte de naissance en séparant le personnage de ses rêves, en lui rappelant sa condition d'être de chair, en exacerbant son érotisme tout en en condamnant les manifestations, envoyant trois siècles plus tard un Julien Sorel à l'échafaud.»
Chroniques de l’abîme et autres récits des profondeurs par Simon Predj, Charles Beauchesne et Pierre Bunk paru en 2022 aux éditions de l’homme. Âmes sensibles s’abstenir. De quoi parlent trois chums enfermés dans un cabane au fin fonds des bois, au plus creux d'un hiver abondant de froid et de neige ? Ils discutent du royaume des morts bien sûr ! Ou plutôt, ils dégoisent de cet abîme qui leur tend les bras à quelques pas de leur bâtisse. Nietzsche disait: «si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde en retour.» Puisque les villes fantômes ne cesseront jamais de fasciner, les meurtres sordides non plus, les phares du bout du monde perdus et les voix d’outre-tombe obsédantes peuplent l’ordinaire des récits de ces trois passionnés d’histoires d’horreur, d’épouvantes et autres bizarreries. Cinq récits terrifiants vous attendent patiemment derrière le lustre d’une couverture forcément menaçante signée Pierre Brillault, alias Bunk. Cinq histoires illustrées et accompagnées par les personnages dessinés des auteurs eux mêmes, mis en scène, pour vous mener au bord de l’abîme. Ajouté à cela, des encadrés fort passionnant qui piochent allègrement dans la sagesse populaire, les faits historiques, les phénomènes étranges ou occultes pour étayer la flamme de votre panique. Ce n'est plus le moment de débattre, une porte grince, un murmure se fait entendre, «Nourris-moi...Nourris-moi...». Même s’il n’est pas minuit, je reçois, Charles Beauchesne et Simon Predj à Mission encre noire.
Extrait:« Mortifié, Peter ne répond pas. Il reste là à fixer la fissure. Au bout d'un court moment, la lumière s'atténue jusqu'à s'éteindre complètement. Le bourdonnement dans ses oreilles s'arrête et le silence retombe dans la campagne. Était-ce seulement un rêve? Une illusion causée par son épuisement? Si oui, alors pourquoi y a-t-il encore ce grand trou à ses pieds? Peter a du mal à assimiler tout ce dont il vient d'être témoin. Il ferme le cercle de protection rapidement et éteint sa chandelle. Il s'approche du trou et se penche par-dessus pour voir à l'intérieur, mais il fait trop sombre. Il pousse une roche dans la faille avec son pied, et celle-ci disparaît dans les ténèbres. Il attend un bruit lui indiquant que la pierre a atteint le fond, mais cela ne se produit pas. Il rebrousse chemin et retourne dans la maison, auprès du feu. Préoccupé, il a du mal à fermer l'oeil. Il pense à ses parents, à cette phrase semblant être sortie des entrailles de la terre: «Tu as maintenant une dette envers moi.» Peter se réveille en sursaut. Il est passé midi. Il sort dans son champ pieds nus pour aller inspecter la crevasse à la lumière du jour. Il avance la tête au-dessus, en faisant bien attention de ne pas perdre pied. Il n'en voit pas le fond. L'abîme n'est que noirceur. Une odeur nauséabonde de putréfaction s'en échappe. Un frisson lui parcourt le corps. C'est alors qu'il remarque les jeunes pousses qui recouvrent sa terre.»
Émission du 21 juin 2022
Mission encre noire Tome 35 Chapitre 386. L’urine des forêts par Denis Vanier paru en 2021, Nattes par Philippe Haeck paru en 2021, Sauterelle dans jouet par Marcel Hébert paru en 2022, Les laides otages par Josée Yvon paru en 2022 et Chambre Minimum par Frédéric Dumont paru en 2022 aux éditions Les Herbes Rouges. La récente ré-édition de ces trois livres me donne l'occasion d'inviter Roxane Desjardins, écrivaine et directrice générale des éditions les Herbes rouges. Publié en 1999, l’urine des forêts a valu le Grand prix du livre de Montréal à Denis Vanier. Dans cette nouvelle édition, Richard Suicide revisite les gravures réalisées par Gustave Doré pour l’enfer de Dante. Les laides otages de Josée Yvon est d’abord paru aux éditions Vlb en 1990. Un roman qui nous fait entrer par effraction dans un monde dément, d’une Amérique mal emmanchée. Préparez-vous à vous faire prendre à revers par la plume rageuse au talent aussi fou qu’effrayant de la poète québécoise. Philippe Haeck pour sa part pourrait faire tâche aux côtés de ce duo plutôt agité. Pourtant la voix de Philippe Haeck se détache, elle aussi, de la langue cuite des institutions pour conquérir ce qu’il nomme sa langue nattée. Cerise sur le sundae, Sauterelle dans jouet de Marcel Hébert s’ajoute à ma liste. Un livre qui contient son œuvre complète aux Herbes rouges, la maison d'édition co-fondée avec son frère François en 1968, sous forme de revue tout d'abord, pour devenir les éditions du même nom en 1978. Le dernier invité à la table de ce fantastique feu d'artifice, Chambre minimum par Frédérique Dumont paru en 2022 aux éditions les Herbes rouges. C'est avec brio que Roxanne Desjardins vous convie, ce soir, à Mission encre noire, à une exceptionnelle ballade VIP autour d'oeuvres majeures de la collection des Herbes rouges.
Extraits: « Malgré tout je ne pouvais m'empêcher de jeter un coup d'oeil aux murs sans boutons, au parapluie qui est aussi bouleversant qu'un livre lorsqu'il est ouvert dans une chambre. C'est qu'un livre ça aide à regarder l'heure le plus naturellement du monde.» Marcel Hébert, Sauterelle dans jouet.
« Il faut que mon écriture soit la plus complexe, la plus claire, la plus forte, la plus réelle, capable de tout dire pour que celles et ceux qui en ont besoin sachent la reconnaître et s'en servir pour travailler.» Philippe Haeck, Nattes.
« Inconfortables, laides et malheureuses/elles se dissolvent/sans être transfuges/altérées de désir/consignées, minutées/ce bizarre d'égarement/pour manufacturer/peut-être une bouffonnerie/quelque chose a été artificiel/et pour se travestir encore/elles fantasment en habitudes/pensionnaires/d'ordre, de crachats, de cachot/pour désinfecter la lessive qui colle.» Josée Yvon, Les laides otages.
« Pourquoi voyager si vite/dans le temps et la chair,/même à l'heure de l'intimité condamnée,/je me sens avoir pleuré/mais mes joues sont rudes/ et craquées dans le désert violent,/une perte de jouissance/roulant mes cigarettes au froid.» Denis Vanier, L'urine des forêts.
« Ce n'est pas une chambre, ça n'a pas la portée d'un sol anodin, ce n'est pas un son détruit par la lumière, pourtant c'est ici que j'arrive à traduire mes gravats.» Frédéric Dumont, Chambre minimum.
Émission du 7 juin 2022
Mission encre noire Tome 35 Chapitre 385. Les pénitences par Alex Viens paru en 2022 aux éditions Le cheval d’août. Lorsque Denis verrouille la deuxième serrure et met la clé dans sa poche, Jules regrette son choix. Elle s’est présenté à contre cœur devant l’appartement de son père après un silence de dix ans. Ce qu'elle tient dans la main, un objet lourd de conséquence et de tourment, pourrait bien réveiller le monstre. Elle doit le lui remettre. Ce qui devait être une visite rapide dérape dans un crescendo de violence bien connu. Résignée, elle doit affronter ce qui l’attend dans cette pièce mal ventilée. Denis et Jules se rejoue la scène d’un pitoyable théâtre mille fois répétée. Ceci en est l’apothéose finale. Jules ressuscite ses années noires. La séparation de ses parents, l’horreur qui s’immisce dans le petit quatre et demie de l’est de Rosemont, les deux sœurs souvent enfermées pendant des heures, les punitions et la fuite. Le ton monocorde de l’auteurice reste sec alors que son personnage se confronte à l’autorité imbécile d’un père aux abois. Portées par la voix de Robert Smith des The cure, le récit prend des allures de thriller virant au cauchemar. Pour un premier roman, on devient vite accroc à l’écriture vigoureuse d’Alex Viens, qui revisite sans complaisance sa propre histoire et règle quelques comptes au passage. Alex Viens est invité à Mission encre noire.
Extrait:« Jules s'est rassise sur le divan, l'air sage. La porte pourrait s'ouvrir d'une seconde à l'autre. Elle est prête. Quand Denis sortira, il ira s'asseoir sur le sofa avec sa fille, lui dira que la crise a assez duré, qu'ils ne gagnent rien à rester coincés ensemble dans cette prison de mélamine. Jules espère que Denis devine à travers la porte la soudaine docilité de sa fille, et qu'il lui ouvre son coeur et ses bras pour l'inviter à se réconcilier, malgré tout, comme le font les gens équilibrés qui désirent se parler à Noël autour des crevettes cocktail. Pour rétablir le calme, il incombera à Jules de demander pardon en assumant seule toute l'agressivité de cette soirée, comme on le lui a appris. Elle endossera le rôle de petite fille sage et Denis constatera qu'elle a appris sa leçon, qu'il a eu raison de l'enfermer pour qu'elle reconnaisse enfin être à l'origine de l'alcoolisme rampant de Charlie et convienne que le corps de sa soeur broyé par la voiture n'était pas seulement un accident causé par un amour héréditaire de la bouteille, mais bien une conséquence directe de sa lâcheté. Jules répète mentalement son discours afin de le réciter de manière convaincante lorsque Denis lui demandera de s'excuser, comme il l'a toujours fait après avoir laissé ses filles réfléchir quelques heures dans leur chambre.»
Moebius 173. «Je cultive je jardin de la furie» un numéro dirigé par Lula Carballo et Olivia Tapiero. Si cultiver, c’est remuer la terre, notre terre intime, notre passé, nos mythes, en gardant à l’esprit l’inévitable finitude des choses, cultiver, c’est également en récolter les fruits. Ce numéro dont la citation phare est tirée d’un vers d’Alejandra Pizarnik publié dans son recueil de poésie Poesia completa paru chez Lumen en 20211, évoque la fureur, ce sentiment de colère sans mesure, de délire, de frénésie qui s’emparent des plumes des auteur.i.c.e.s ici présent.e.s: Marie Audran, Amélie Bélanger, Aglaé Boivin, Nicole Brossard, Geneviève Dufour, Audrey-Ann Gascon, Alegria Gobeil, Marc-Olivier Hamelin, Rosy L. Daneault, Benjamin Lachance, Ayavi Lake, Rachel Larivière, Nathalie Vanderlinden. Nicholas Dawson nous donne accès à une visite inédite de l'atelier et à l'art de Manuel Mathieu, l'artiste en résidence. Marie-Célie Agnant est l'écrivaine en résidence, Luba Markovskaia s'empare de la rubrique Création. Blaise Ndala, celle de la lettre à un.e écrivain.e vivant.e. Les co-pilotes de ce nouveau numéro de la revue Moebius, Lula Carballo et Olivia Tapiero sont à Mission encre noire.
Extrait:« Mais regardez-la la fille avec sa langue morte sur son plateau. Regardez bien, car il y a quelque chose qui existe entre le texte de la fille qui a écrit le livre et cette histoire: ça s'appelle le carnaval. C'est comme le fracas: l'éditeur aime le carnaval, mais seulement dans les livres. Dans le livre merveilleux, il y a un gros carnaval au coeur d'une propriété au terme duquel tous les exploités prennent la fuite, parce qu'ils ont endormi la vigilance des patrons en leur faisant boire du whisky, et que ceux-ci se sont écroulés dans leur ivresse. Alors regardez bien la fille avec sa langue qui convulse sur son plateau. Si vous regardez de plus près, la fille n'est pas toute seule. Il y a plusieurs filles qui viennent de l'horizon et du soleil. Elles apportent des langues mortes et violettes sur des plateaux en argent qui font briller le désert. Elles sont nombreuses. Et ce ne sont pas que des filles. Comprenez: là, ce qui nous intéresse, c'est pas le fracas imprimé, c'est le fracas en off, le fracas en coulisse, le magma encore sourd, encore enterré, la convulsion. Ce qui nous intéresse, c'est le vrai fracas qui effrite vraiment la réalité contrôlée sur Instagram et vendue aux magazines, aux journaux et aux libraires. Regardez bien, car c'est imminent: il est maintenant question de transformer la sidération que provoque la vue de la langue arrachée sur le plateau, en action.» Marie Audran, Regardez-la la fille Moebius 173.
Émission du 24 mai 2022
Mission encre noire Tome 34 Chapitre 184. La guerre est dans les mots et il faut les crier par Florian Grandena et Pierre-Luc Landry avec des illustrations d’Antoine Charbonneau-Demers, paru en 2022 aux éditions Triptyque dans la collection Queer. Queer nous sommes, queer nous resterons. Florian Grandena et Pierre-Luc Landry se permettent de jeter un pavé dans la mare stagnante du conformisme ambiant de la société hétérroriste en écrivant ensemble un ouvrage plus que nécessaire. Ce livre est un coup gueule bien senti, un appel à la résistance queer qui fait du bien. Car il y a urgence. Vous trouvez que les mots sont trop forts, que j’exagère, vous n’avez encore rien lu. La bataille engagée sera langagière et sémantique ou ne sera pas. Ces deux universitaires, professeurs, chercheurs, débordés, fatigués et énervés prennent leur courage à quatre mains pour dénoncer les systèmes langagiers normatifs, autant dans le cadre de l’université, de la culture populaire, des médias, qu'au sein même de la communautés LGBT. Bien entendu l'univers des partis politique est scruté à la loupe, qu'il soit français ou québécois, et plus particulièrement lorsqu'il se revendique de positions idéologiques uber-conservatrices et néofascistes. Ce livre est un exercice de survie en milieu hostile. Voir le monde côté queer, c’est faire un choix politique, c’est faire acte de vie et de militantisme. Ne soyons pas dupes, si La guerre est dans les mots, il faut bien reconnaître que certaines positions défendues ici ne pourraient pas plaire à tout le monde. Si le livre s’achève sur ces mots: Aimons-nous. C'est que l'espoir existe. Ce soir, à Mission encre noire, je reçois Florian Grandena et Pierre-Luc Landry.
Extrait:« Sachez que nous ne nous taisons jamais sans serrer les poings. Nous sommes des millions à le faire tous les jours: personnes racisées, femmes, gays, bisexuel.l.e.s, lesbiennes, personnes trans, personnes à mobilité réduite ou en situation de handicap physique ou mental, Autochtones, Inuit, membres des Premières Nations, travailleur.euse.s du sexe, personnes en détention, migrant.e.s et réfugié.e.s, personnes sans domicile fixe, groupes marginalisés économiquement etc. La liste est longue des exclu.e.s du patriarcat hétéronormatif, de celleux que vous insultez au quotidien par vos gestes, vos paroles et votre fucking demeanor de dominant.e.s. Parfois, et c'est là qu'elles peuvent être surprenantes et fourbes, ces microagressions viennent d'individus animés d'intentions honnêtes (nous nous méfions souvent autant des bonnes intentions que de la tolérance). Nous n'avons pas de bonnes raison de perpétrer le silence, non. Entendez. Parce que nous parlons - nous écrivons. Nous sommes en train de dire les choses. Et quand nous aurons terminé, notre histoire vous appartiendra ; vous en serez responsable ; vous ne pourrez plus faire semblant, comme l'écrit Thomas King dans The Truth About Stories (2003)...Vous ne pourrez plus dire:« Ah, mais je ne savais pas...» L'ignorance n'est jamais une excuse. Entendez-nous.»
Ennuagée par Alizée Goulet paru en 2022 aux éditions Triptyque. Le ventre gronde dans ce premier recueil. À force de le vider, de lancer son repas par les nuages, sur le chemin entre la cuisine et la salle de bain, Alizée Goulet confronte les bouleversements de ses troubles alimentaires. Ennuagée, l’autrice au prise avec ses orages intérieurs s’écoute faner. La maladie est une ombre qui revient visiter les lieux du désastre dans un monde matériel presque en ruine ou en train de sombrer. Pour survivre, Alizée Goulet s’intéresse au cri qui habite au centre de ses terreurs, à la peur de mourir de faim, angoissée de perdre l'unique lien qui la tient encore en vie, l’amour. Pourtant, elle ira au bout d’une certaine frayeur d’exister, d’altérer sa relation avec son amoureux.s.e, d’écouter sa thérapeute lui engendrer d’habiter le réel. Il lui suffirait, paraît-il, de capturer des pensées faciles pour entreprendre le matin. Malgré que depuis l’enfance son corps, ses os, sa chair forme une demeure fragile, prompt à s’écrouler, du profond des gouffres qui menacent de la submerger, une voix fragile, lucide et délicate énonce un verdict sans condition: Je m’adresse à qui je deviens, à ce qui pourrait devenir. Pour rebâtir mes écroulements. Je reçois, ce soir, à Mission encre noire, Alizée Goulet.
Extrait:« Mes mains devant la lampe du salon, je joue avec l'ombre, la rappelle à moi. J'admire comme elle évolue, sans m'engager, indépendante de mes actes, de la quantité de mes défaites. J'aimerais partager un peu de ma matérialité avec elle, connaître ses voyages souterrains, en silence, son existence virtuelle.//Je maigris beaucoup dans mes rêves, les ombres me suivent, m'entourent, elles m'acceptent comme l'une des leurs.»
Émission du 17 mai 2022
Mission encre noire Tome 34 Chapitre 383. Mille secrets mille dangers par Alain Farah paru en 2021 aux éditions Le Quartanier dans la série QR. Alain se marie. Le 07 juillet 2007. À ses côtés en la crypte de l’oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal il y a Virginie bien sûr, mais aussi son père, sa mère, Édouard, son cousin mécanicien. Tout le monde est là. Le plus beau jour d'une vie. Pour lui, pour eux, pour elle. L’absente. Celle qui meurt à la fin comme dans toute bonne tragédie, Myriam, l’amie, l’aimée. Alors que Shafik Elias parcourt la salle du regard à la recherche de son fils, à la fin de son discours, c'est toute une vie qui se déroule sous ses yeux. Le temps semble vouloir s'étirer indéfiniment, les secondes et les minutes comptent double deux fois lorsque l'auteur s'empare de ce qui se trame hors cadre autour de la cérémonie. Certes, Il y aura l’air sur la corde de sol de Bach, le chœur des fiançailles de Wagner, puis la Marche nuptiale de Mendelssohn. Pourtant, Alain le double de Farah, ne se présentera pas en mustang blanche, il se brisera une dent au mauvais moment, quant aux anneaux en or dix-huit carats, ils se trouveront quelque part entre la boîte à gants de la remorqueuse et le quatrième étage de l’Oratoire Saint-Joseph. Mille secrets mille dangers est le récit de la journée de mariage d’un homme, qui n'a rien d'ordinaire, malgré lui. La preuve, il ne connaît même pas son vrai nom. Pas encore. Tout ce qu'il a voulu oublier ressurgira au grand jour. Quelle aubaine pour un écrivain ! Il lui faudra raconter toutes les histoires; même et surtout celles qui fâchent. C'est drôle, tragique et surprenant. Assis sur la bol des toilettes, dans un char les yeux dans ceux de son père, Alain Farah renoue avec des scènes oubliées, il trouve le ton parfait, se joue du temps comme de la forme, il fait de la littérature. Je reçois, ce soir à Mission encre noire, Alain Farah.
Extrait:« Depuis des mois, je me couche de bonne heure, mais ça ne change rien: chaque soir je me mets au lit et je suis pris de frissons, de tremblements. Les plinthes chauffantes ont beau rester allumées en permanence, le frimas recouvre peu à peu les vitres de la chambre. Bénédicte s'est réveillée tout à l'heure, elle saignait du nez. Vir et moi regardions le téléjournal, et je l'ai vue apparaître du coin de l'oeil, petite silhouette claire dans la quasi-obscurité du salon. Je saigne du nez, papa, m'a-t-elle dit, me montrant ses doigts tachés de rouge. J'ai pris un mouchoir, je l'ai trempé dans mon verre d'eau et j'ai aidé ma fille à se nettoyer. Ça saignait déjà plus. Aux nouvelles, c'était les attentats de Charlie Hebdo. Notre appartement n'a rien de spacieux, quelques pas séparent le salon de la chambre de Bénédicte. Je l'ai raccompagnée jusqu'à son lit. Avant que je ne l'embrasse et retourne suivre le reportage, elle m'a fait promettre que je n'allais jamais mourir. Je suis là, mon amour, je suis là. Elle a hoché la tête et ajusté ses couvertures. Enfin, elle a fermé les yeux. Je me suis penché pour poser mes lèvres sur son front. Toutes les nuits, depuis des semaines, je me réveille transi. Je sens la panique revenir: je tremble. Je jette un coup d'oeil à mon radio-réveil: peu importe l'heure, le temps est suspendu. Peu importe si c'est par le truchement de cet appareil que j'ai appris la mort de René Lévesque, la chute du mur de Berlin, le début de la seconde guerre du Golfe, ou encore, l'automne dernier, l'assassinat, près du cénotaphe à Ottawa, d'un réserviste par un jeune homme décidé à faire le jihad, l'histoire pour moi est figée.»
Les rêves du Ookpik par Étienne Beaulieu paru en 2022 aux éditions Varia dans la collection Proses de combat. Qu’est-ce que le territoire? Même si les langues européennes, parfois, manquent de mot, Étienne Beaulieu s’y essaie. Un ookpik, une sorte de hibou fabriqué à la main avec une peau de phoque. Cette peluche offerte par son père souvent absent, devient le catalyseur de la réflexion de l'auteur. Pour le ramener symboliquement dans son foyer d'origine, le Nunavik, Étienne Beaulieu se donne pour objectif de retrouver la trace des ancêtres, de leur rêves. Elleux seul.e.s pourront mieux définir ce qu'est la terre. Ce qu'elle représente pour nous. Porté par un rêve inédit d'orignal lors d'un séjour dans la réserve de Matane, l'auteur saisie le message: rien ne doit être détruit. S’ensuit une des nombreuses réflexions qui traverse cette méditation écologique. Les rêves du Ookpik se révèlent être un exercice plus que nécessaire en ces temps où notre relation à la terre, au pays, à la nation semble plutôt misérable. Parler du territoire, c’est ainsi aller à la rencontre de tou.t.e.s ceux et celles qui y vivent, de tous ces peuples qui le constituent. Des premières nations aux inuit mais aussi les Vikings, les Basques, les Bretons, les européens, les colons et bien d’autres voix enfouies dans le sol depuis des siècles. Ils se retrouvent dans ces pages pour témoigner d’un imaginaire de la terre en exil depuis trop longtemps. Pour ce faire nous allons parler de forêt, d’art, d’amour peut-être en compagnie d’Étienne Beaulieu qui mon invité, ce soir, à Mission encre noire.
Extrait:« Je ferai ici une sorte d'ethnologie de moi-même, une enquête sur ma tribu si infatuée d'elle-même qu'elle oublie d'où lui viennent ses prétentions. Notre rapport au territoire se révèle de la même façon: nous habitons sur une parcelle de terre qui en sait plus long sur nous que nous-mêmes. Bedagi ou Big Thunder, un Abénaki qui vivait au tournant du XXe siècle, essayait d'expliquer à des Blancs interloqués, au soir de sa vie, que les arbres parlent, que la terre est une mère qui guérit par son chant. Le discours scientifique nous a appris à nous méfier de ce genre de prétention guérisseuse et de ce que l'on qualifiait jusqu'à tout récemment d'animisme, en désignant avec dédain ces croyances supposément infondées. C'est maintenant la science qui nous apprend exactement le contraire et c'est Bedagi qui avait raison et tous les Autochtones avec lui: oui, les arbres parlent, ils communiquent par un réseau fongique souterrain, ils partagent des ressources par leurs racines, se préviennent du danger, élèvent les plus petits, ont des relations, oui, la terre guérit, elle a le secret de tous les maux du corps et de l'âme. Difficile aussi pour des Occidentaux rompus à la critique scientifique de comprendre que le sol n'est pas seulement plein d'organisme microscopiques et d'animalcules imperceptibles. Il est surtout plein de paroles et d'histoires millénaires qui dorment là sous terre en attendant qu'on les raconte, qu'on les chante, que le rêve leur donne vie et puissance.»